Le Clézio J.M.G. : "Mondo" (ED Gallimard 1978)
Publié le 20 Janvier 2014
"Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet
d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution
permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature."
Roland Barthes, Leçon, Seuil, 1978
(Œuvres complètes, Seuil, 2005, V, p. 432-433)
Giacomo Ceruti "Il portarolo"
"Il parlait à Mondo de tout ce qu'il y a dans les lettres, de tout ce
qu'on peut y voir quand on regarde et quand on écoute, Il parlait "
Voilà ce que c'est que la littérrature...
L'homme avait pris dans son sac de plage un vieux canif à manche rouge et il avait commencé à graver les signes des lettres sur des galets bien plats. En même temps, il parlait à Mondo de tout ce qu'il y a dans les lettres, de tout ce qu'on peut y voir quand on regarde et quand on écoute, Il parlait de A qui est comme une grande mouche avec ses ailes repliées en arrière ; de B qui est drôle, avec ses deux ventres, de C et D qui sont comme la lune, en croissant et à moitié pleine, et O qui est la lune tout entière dans le ciel noir. Le H est haut, c'est une échelle pour monter aux arbres et sur le toit des maisons ; E et F, qui ressemblent à un râteau et à une pelle, et G, un gros homme assis dans un fauteuil ; I danse sur la pointe des pieds, avec sa petite tête qui se détache à chaque bond, pendant que J se balance ; mais K est cassé comme un vieillard, R marche à grandes enjambées comme un soldat, et Y est debout, les bras en l'air et crie : au secours ! L est un arbre au bord de la rivière, M est une montagne ; N est pour les noms, et les gens saluent de la main, P dort sur une patte et Q est assis sur sa queue ; S c'est toujours un serpent, Z toujours un éclair ; T est beau, c'est comme le mât d'un bateau,U est comme un vase. V, W, ce sont des oiseaux, des vols d'oiseaux ; X est une croix pour se souvenir.
Avec la pointe de son canif, le vieil homme traçait les signes sur les galets et les disposait devant Mondo.
" Quel est ton nom ?"
" Mondo, disait Mondo, " Le vieil homme choisissait quelques galets, en ajoutait un autre.
" Regarde, c'est ton nom écrit là. "
" C'est beau ! " disait Mondo. " Il y a une montagne, la lune, quelqu'un qui salue le croissant de lune, et encore la lune, Pourquoi y a-t-il toutes ces lunes ? "
" C'est dans ton nom, c'est tout ", disait le vieil homme, " C'est comme ça que tu t'appelles. " Il reprenait les galets.
" Et vous, monsieur ? Qu'est-ce qu'il y a dans votre nom ? " Le vieil homme montrait les galets l'un après l'autre, les ramassait et les alignait devant lui.
"Il y a une montagne. "
" Oui, celle où je suis né. "
" II y a une mouche. "
" J'étais peut-être une mouche, il y a longtemps, avant d'être un homme."
" II y a un homme qui marche, un soldat. "
" J'ai été soldat, "
" II y a le croissant de la lune. "
" C'est elle qui était là à ma naissance. "
" Un râteau ! "
" Le voilà ! " Le vieil homme montrait le râteau posé sur la plage.
" II y a un arbre devant une rivière, "
" Oui, c'est peut-être comme cela que je reviendrai quand je serai mort, un arbre immobile devant une belle rivière."
" C'est bien de savoir lire ", disait Mondo. " Je voudrais bien savoir toutes les lettres. "
" Tu vas écrire, toi aussi ", disait le vieil homme. Il lui donnait son canif et Mondo restait longtemps à graver les dessins des lettres sur les galets de la plage. Puis il les mettait à côté, pour voir quels noms cela faisait. Il y avait toujours beaucoup de O et de I parce que c'étaient eux qu'il préférait, l'aimait aussi les T les Z, et les oiseaux V W. Le vieil homme lisait :
"OVO OWO OTTO IZTI" Et ça les faisait bien rire tous les deux
Et ça les faisait bien rire tous les deux